Nous ne pouvons nous intéresser aux paysagistes contemporains sans se préoccuper également de ce qui se passe du côté de l’Orient. De là-bas, en effet, nous vient une belle source d’inspiration au travers de l’oeuvre audacieuse et visionnaire de Kongjian Yu. C’est de la prise de conscience de l’urgence écologique touchant une Chine en plein essor économique et industriel que naît la réflexion militante de ce dernier.
Yu est né en 1963 en milieu rural au sein d’une famille d’anciens propriétaires terriens dépossédés de leurs biens lors de la Révolution Culturelle (1949). De son éducation paysanne et de l’apprentissage d’une vie rurale et agricole, il garde un attachement profond aux paysages traditionnels et productifs et cherche à transférer ce langage vernaculaire au design paysager contemporain.
Enfant, Kongjian Yu a participé à une pratique ancestrale d’une agriculture s’adaptant à la nature, s’accommandant des excès et des manques d’eau, des vicissitudes du climat et des besoins de la faune et de la flore. Jeune homme, il a vu son village frappé par le vent de la modernisation. Les arbres et les plantes indigènes ont disparu. Les cours d’eau ont été canalisés, les poissons sont morts et l’eau est devenue une denrée importée et exportée au travers de canalisations.
Ses études universitaires le conduisent aux Etats-Unis où il obtient son doctorat à la Harvard Graduate School of Design en 1995. Depuis 1997 il enseigne la planification urbaine et régionale à l’Université de Péking. Il est aussi le fondateur et le doyen du Collège de l’Architecture et de l’Architecture du Paysage. Son bureau d’architecture, d’architecture du paysage et de design urbain ‘Turenscape’ voit le jour en 1998. Turenscape connait une renommée mondiale et occupe plus de 600 personnes.
Depuis ses études, Yu milite pour une collaboration de plus en plus intégrée entre les instances chargées de la planification urbaine et régionale et les concepteurs du paysage. L’architecture et de l’architecture du paysage doivent selon lui être enseignées en un même lieu. Elargissant les horizons d’une organisation du territoire centrée sur des considérations purement techniques et économiques il y intègre une recherche esthétique et ouvre aux paysagistes de plus larges échelles d’intervention.
Cette approche qu’il diffuse à travers ses innombrables conférences et publications, influence la profession un peu partout dans le monde mais trouve un champ d’application tout particulier en Chine où le climat social et économique rend possible son expérimentation et son enseignement.
Pour Kongjian Yu comme pour la culture traditionnelle chinoise, le gaspillage des terres est un non-sens. Chaque parcelle de terre arable devrait aider à nourrir la population et à en assurer la survie. Dans ce sens, l’architecte et paysagiste chinois rencontre les préoccupations des penseurs contemporains promouvant l’idée d’une nourriture locale et d’une agriculture urbaine. Bien souvent, il intègre diverses cultures dans ses parcs à la fois comme une métaphore rurale et comme un dispositif de mise à l’échelle.
L’idée à l’origine de ce projet est que l’usage des terrains en tant que terres agricoles peut et devrait faire partie intégrante de nos vies urbaines. Pourquoi devrait-on sacrifier de si grands espaces et tant d’eau à la création de vastes pelouses dans les parcs publics et les campus ? Les rizières et les champs de blé peuvent se montrer tout aussi attractifs (voire plus poétique lorsqu’ils ondulent dans le vent) tout en étant productifs et en nécessitant moins d’entretien. Les cultures sont en outre de bons abris pour les oiseaux et toute une petite faune sauvage et la fréquentation des champs ouvre la conscience des étudiants sur l’origine de leur subsistance.
Toutefois loin de se contenter de rétablir les pratiques anciennes, il prend en compte le fait qu’une coopération réussie entre les humains et la nature est inséparable d’un certain sens de la beauté, du plaisir et de l’inspiration inhérente à l’harmonie. Productivité agricole, esthétique et possibilité de détente sont les principales lignes de conduite des projets de Turenscape Landscape Architecture. Les éléments sculpturaux et architecturaux qui jalonnent ses parcs et se juxtaposent aux paysages champêtres sont un moyen visuel de répondre au besoin nostalgique de la nature des citadins à travers des compositions maîtrisées.
Si jusqu’à présent on a assisté bien trop souvent à des interférences suicidaires entre la réalisation des besoins humains et les forces de la nature entraînant les conséquences que l’on connait (sécheresses, tempêtes, inondations, appauvrissement des sols allant jusqu’à la stérilité,…), la conception contemporaine de l’architecture du paysage cherche à répondre aux desideratas de l’homme actuel dans la coopération et le respect des cycles naturels.
Dans ce sens, à travers son travail, Yu réhabilite des infrastructures écologiques à différentes échelles d’intervention et définit une nouvelle esthétique basée sur plus d’éthique environnementale. Il atteint dans ce domaine une belle élégance dans la conception et une grande maîtrise dans la réalisation technique de ses parcs.
Les challenges de l’Houtan Park à Shanghai étaient multiples. Il s’agissait de restaurer des terres polluées par une longue occupation industrielle et un chantier naval, de lutter contre les inondations et d’occuper d’un espace étiré entre la rivière et l’autoroute urbaine. Dans ce projet ambitieux, un cheminement le long de la rivière se présente comme une invite à une promenade didactique. Celle-ci accompagne le parcours des eaux polluées de la rivière Huangpu qui sont assainies tout au long de leur course à travers des lagunages au contact des plantes filtrantes (phyto-épuration) et par le jeu de la gravité et de l’aération.
De grands groupes de végétaux organisés en belles masses colorées (graminées, maïs, tournesols,…) constituent une sorte d’encyclopédie botanique. Des structures industrielles préexistantes et des tonnelles d’acier rouillé au détour des chemins élégamment bordés de bambous inscrivent le parc dans l’esprit contemporain.
Les ‘moments’ distincts les uns des autres, très attrayants mais discrets font perdre l’impression de vastitude du parc.
L’élément principal, le fil conducteur de ce parc est un long banc de fibre de verre rouge qui ondule à travers bois le long de la rivière pendant un kilomètre. Ses courbes audacieuses inspirées de la calligraphie chinoise sont aussi inattendues que belles. Elles guident les pas du promeneur vers des zones plus sauvages. Ce ruban magique accueille dans ses méandres tantôt de petits groupes de joueurs de cartes, tantôt des dormeurs ou encore des musiciens et la course des enfants. Par ce geste minimal d’un ruban reposant avec légèreté sur le sol dans un environnement assez sauvage Yu répond aux exigences sociales, artistiques et de durabilité d’un parc public. Cette intervention artistique simple attire le promeneur dans le parc, au contact d’une nature protégée.
Sans être un puriste écologique et sans se bercer dans l’illusion que l’aménagement d’un parc, si vaste soit-il, aura un impact réel sur l’amélioration du fonctionnement des écosystèmes d’une région, Yu envisage ses réalisations comme des modèles didactiques pour le nécessaire changement des mentalités de masse. « Le message est plus important que le résultat » (Yu). L’essentiel est d’insuffler la bonne direction.
Ce parc a été conçu pour réhabilité une ancienne zone industrielle. Les structures métalliques des anciennes infrastructures ont été gardées et esthétiquement valorisées alors qu’un système de filtration par les plantes assainit les eaux et lutte contre les inondations.
Il s’agit ici de la transformation d’un ancien champ de tir devenu véritable dépotoir à ciel ouvert en un parc urbain nécessitant peu d’entretien et fournissant divers services écologiques à la ville tels que le recueil et l’assainissement des eaux pluviales, l’amélioration d’un sol alcalino-salin et l’offre de possibilités récréatives et éducatives dans un environnement esthétique.
Une riche végétation adaptée aux sols alcalino-salins et inspirée par les communautés des plantes de la région a été réintroduite dans cette ancienne zone de marais salants détruite par le développement urbain.
Yu offre une vision de la beauté enracinée dans la notion de productivité tant agricole qu’écologique : il y a des paysages qui produisent de la nourriture, assainissent l’eau, fournissent de l’habitat pour la faune et qui rendent des services culturels. « La beauté vient de la satisfaction des besoins. La culture est l’adaptation à la nature. La solution durable devient culturelle. » (Yu)